Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante
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Aspects du mouvement syndical québécois
Cahier du camp de formation de l’ASSÉ des 24 et 25 septembre 2005

Le texte qui suit ne prétend pas à la neutralité ; bien malin qui pourra traiter d’un tel sujet de façon neutre. Il ne prétend pas non plus présenter une analyse qui serait la seule valide mais tente de soulever des questionnements.

Table de matières

Les syndicats promettaient récemment, dans un espace publicitaire acheté à un quotidien, un « automne volcanique ». Mais le mouvement syndical québécois forme-t-il un volcan en activité ? Il importe de connaître le discours et les pratiques, actuels et passés du mouvement syndical québécois, et le contexte dans lequel il évolue. En effet, ce mouvement ou certaines de ses composante sont certainement des alliés potentiels pour l’ASSÉ, comme pour l’ensemble des associations étudiantes québécoises. Cet automne, la question d’un travail en coalition avec les syndicats se pose. Le présent texte ne propose pas de formule toute faite pouvant guider un tel travail de coalition. Il tente cependant de cerner certains enjeux nécessaires à analyser avant de se lancer dans une lutte conjointe, quelle que soit la forme concrète que cette lutte prendra.

Membership des centrales syndicales : état des lieux

Selon les chiffres des syndicats, le nombre de syndiqués-es québécois-es s’élevait à 1 280 000, en 2004. Selon Statistiques Canada, ces mêmes syndiqués-es ont un salaire horaire moyen de 20,37$ contre 16,42$ pour les non-syndiqués-es, un écart de 3,95$. Au cours des deux dernières décennies, la syndicalisation a stagné au Québec, même si son taux de travailleurs et de travailleuses syndiqués-es, s’établissant à environ 37,5% en 2002, restent un des plus élevés au monde (Canada 31%, États-Unis 13,8%, France 8%). Cela s’explique par une hausse marqué du nombre d’emplois dans le secteur des services (73,8% des emplois en 2001) où la syndicalisation est rendue difficile par la petite taille et la dispersion des entreprises, le caractère précaire du travail et la vive opposition du patronat. Cette stagnation s’explique aussi par une baisse marquée de la présence syndicale dans le secteur privé ou le taux de salariés-es syndiqués-es étaient de 34% en 1985 pour chuter à 27,9% en 2001.

Les syndiqués-es sont répartis-es dans quatre centrales syndicales et des syndicats indépendants, ces derniers regroupant en tout 23% des syndiqués-es, proportion considérable.

La Fédération des Travailleurs et des Travailleuses du Québec (FTQ)

La FTQ est en fait la section québécoise du Congrès du Travail du Canada (CTC). La FTQ se présente toutefois comme une centrale à part entière et a, en effet, obtenu un statut particulier au sein du CTC renforçant son autonomie en diverses occasions au cours de son histoire. Tous les syndicats (locaux ou fédérations) membres du CTC au Québec ne sont cependant pas membres de la FTQ. Ainsi, si en 2001, le CTC comptait 500 000 au Québec (membres de la FTQ ou non-membres), la FTQ ne comptait, quant à elle, qu’environ 380 000 membres (35% de l’ensemble des syndiqués-es). Beaucoup des syndicats affiliés à la FTQ sont aussi membres de syndicats internationaux (40%), ayant des sections présentes aux États-Unis dans la majorité des cas. Mentionnons aussi qu’en 2001, la FTQ comptait 40 % de membres issus-es du secteur public, la balance appartenant au secteur privé.

La Confédération des Syndicats Nationaux (CSN)

La CSN compte, en 2001, 260 450 membres (24 % des syndiqués-es). La même année, la CSN compte 53 % de femmes en ses rangs. Cela s’explique en bonne partie par le fait que les femmes sont majoritaires parmi les syndiqués-es du secteur public et para-public et que ce dernier groupe représente 55 % des membres de la CSN.

La Centrale des Syndicats du Québec (CSQ)

Anciennement la Centrale de l’Enseignement du Québec, elle change de nom en 2000 afin de refléter la diversification de son membership. En effet, les effectifs de la centrale ont débordé le milieu enseignant au cours des années 70 après, notamment en gagnant le secteur de la santé. Toutefois, encore aujourd’hui, ses membres proviennent dans une très vaste majorité des secteurs public et para-public. Les femmes sont aussi majoritaires à la CSQ, comptant pour 69 % des membres en 2000. En 2000, elle regroupait environ 114 000 membres (10,6% de l’ensemble des syndiqués-es québécois).

La Centrale des Syndicats Démocratique (CSD)

La CSD naît en 1972 de la défection d’environ 30 000 membres de la CSN. Elle compte environ de 60 000 membres en 2001, pour 5,5 % des syndiqués-es. Environ 80 % de ses effectifs proviennent du secteur privé.

Le cadre juridique de l’action syndicale

Dans leur lutte pour l’amélioration de leurs conditions de travail, et à plus forte raison lorsque cette lutte devient ouvertement politique et dépasse le cadre de la négociation d’une convention collective, les syndicats sont limités par un cadre juridique. Au Québec, le droit de grève est collectif [2]. Il passe donc nécessairement par un syndicat et est encadré par le Code du travail. Ainsi, ne fait pas la grève qui veut. Et, si grève il doit y avoir, elle ne se fait pas n’importe comment. Ce cadre diffère considérablement du secteur public au secteur privé.

Notons que, si la grève est encadrée juridiquement, plusieurs moyens de pression informels sont utilisés par les deux parties, syndicale et patronale, lors d’un conflit. Par exemple, les travailleurs et les travailleuses refuseront systématiquement de faire des heures supplémentaires, alors que le boss pourra appliquer à la lettre certains règlements qu’on a oubliés depuis longtemps. Par contre, certains de ces moyens permettent parfois le congédiement des employés-es qui les mettent en pratique. C’est le cas de la « grève du zèle » (ralentissement délibéré de la cadence de travail par l’employé).

Le secteur privé

Lors de la négociation collective, on peut faire appel à la conciliation (personne déléguée par le ministère du Travail pour aider les deux parties à établir une entente) ; à la médiation (personne déléguée par le ministère du Travail pour aider à l’entente et faire un rapport public s’il n’y a pas de débouché et que le conflit est jugé d’intérêt public) ; ou encore à l’arbitrage (personne nommée par le gouvernement pour quelle impose une solution finale à un conflit ; l’accord des deux parties est nécessaire pour recourir à l’arbitrage). Mentionnons aussi que la partie patronale peut demander à la Commission des relations du travail d’imposer un vote portant sur une de ces offres aux syndiqués-es et ce, en passant par-dessus les élus-es syndicaux. On ne peut cependant avoir recours à cette mesure qu’une seule fois au cours d’une même période de négociations.

Ces étapes ne sont toutefois pas obligatoires, ni préalables à la grève. Avant 1961, les syndicats avaient le droit de faire grève en tout temps. Aujourd’hui, le droit de grève peut seulement s’exercer en période de négociations de convention collective. Deux conditions doivent être remplies pour que puisse être déclenchée une grève : 1) la convention collective doit être expirée ; 2) on doit avoir négocié au moins 90 jours. Par exemple, si le syndicat demande d’ouvrir les négociations 60 jours avant la fin de la convention (et les négociations s’ouvrent effectivement à ce moment), une grève ne pourra être déclenchée, au plus tôt, que 30 jours après le fin de la convention. Une grève déclenchée sans que soient respectées les conditions mentionnées ci-haut est illégale jusqu’à ce qu’elles soient remplies. Une grève déclenchée un jour trop tôt sera légale le lendemain. La grève illégale est extrêmement périlleuse pour les syndiqués-es du secteur privé puisqu’elle leur fait perdre la protection qu’offre le Code du travail. Les grévistes s’exposent ainsi à un renvoi et à être remplacés-es puisqu’ils et elles auront quitté leur poste en violant la loi. Pour ces raisons, une grève illégale est donc chose plutôt rare dans le secteur privé.

Une fois la grève enclenchée, le piquetage est aussi encadré par la Loi. Il ne peut être qu’informatif. On ne peut ni obstruer, ni menacer, etc. Si cela ce produit, l’employeur-e peut demander une injonction à la Cour supérieure. Cette injonction, s’appliquant en générale quelques heures après la demande, si elle est accordée, peut limiter de façon très sévère le piquetage (x personnes seulement sur les lignes, à une distance x des portes, etc.) La désobéissance à une injonction est un outrage au tribunal et peut entraîner l’arrestation de la personne s’en rendant coupable. L’employeur-e peut aussi user d’autres recours juridiques (recours pénal, procès civil) pour exiger dédommagement de la part des grévistes.

Une loi interdisant l’embauche de scabs (briseurs ou briseuses de grève) lors d’un conflit a été adopté en 1977. Il va sans dire que cela contribue beaucoup à l’établissement d’un rapport de force qui est favorable aux les salariés-es. Lors d’une grève, seuls-es les cadres de l’entreprise sont autorisés-es à travailler. Cette mesure anti-scab s’applique cependant seulement aux domaines régis par le Code du travail québécois. En effet, il en va autrement pour les domaines qui sont sous l’égide du Code du travail canadien permettant l’embauche de scabs durant une grève (comme lors de la grève chez Vidéotron, en 2002-2003). Le Code québécois s’applique à 90 % des salariés québécois contre 10 % pour le Code canadien.

La notion de « service public » et le Conseil des Services Essentiels (CSE)

Les syndiqués-es évoluant dans des domaines de travail fournissant des services essentiels voient leur droit de grève limité. Ces services, il est important de le mentionner, ne sont pas nécessairement assurés par le secteur public ou para-public ; certaines entreprises privées fournissent également des services essentiels. Un service est dit essentiel quand « une grève pourra avoir pour effet de mettre en danger la santé ou la sécurité publique » [3]. Le gouvernement, en cas de grève, pourra décréter la nécessité de maintenir un service essentiel, en vertu de la législation existant à cet effet. La grève ne devient pas impossible mais son ampleur sera limitée. L’employeur-e et les grévistes devront s’entendre sur une liste de services à maintenir. Cette liste sera remise au Conseil des services essentiels qui devra l’approuver. Si les services identifiés ne sont pas maintenus, la grève pourra être rendue illégale par le Conseil. Encore une fois, le refus d’obéir sera perçu comme outrage au tribunal et pourra entraîner des arrestations.

Les secteurs public et para-public

Les relations de travail des secteurs public et para-public [4] sont régies par les mêmes normes de base que le secteur privé, en ce qui a trait au déclenchement de la grève et à son exercice [5] (grève durant négociations, décorum lors du piquetage, etc.). Cependant, le cadre politique et, conséquemment, le cadre juridique sont différents dans le secteur public. En effet, la partie patronale est l’État. Celui-ci à un triple rôle lors des négociations des conventions collectives. Il est État-employeur. Il est État-législateur, il peut donc voter des lois permanentes ou des lois spéciales. Il est, enfin, État-gouvernement, ce qui fait en sorte le Conseil des ministres peut y aller de décrets, par exemple pour établir qu’en service est essentiel et doit être maintenu [6].

C’est en 1964 et 1965 que les salariés des secteurs para-publics et publics obtiennent le droit de négocier leurs conditions de travail et le droit de recourir à la grève. C’est aussi depuis 1964, que les négociations de ces secteurs se font de façon centralisée. Cette centralisation des négociations mènera directement au premier Front commun de 1972. L’État, servant le patronat va, à partir de 1964, tenter de « casser » les conditions de travail et salariales des salariés-es du secteur public qui deviennent meilleures que dans le secteur privé. Cela pour deux raisons : d’abord, pour réduire ses dépenses (surtout avec l’émergence, suivie de l’hégémonie, du néo-libéralisme, au milieu des années 70) ; ensuite, pour faire dérailler la « locomotive » tirant vers le haut les salaires de tous les travailleurs et toutes les travailleuses que représentent les syndiqués-es du secteur public (les syndiqués-es de l’automobile jouent le même rôle en Ontario) [7]. En effet, les conditions de travail et les salaires des syndiqués-es du secteur public se sont hissés au-delà de des conditions prévalant dans le privé. Cela sera vrai jusqu’en 1982-83, comme nous le verrons plus loin. L’État fera preuve d’un zèle marqué en menant cette bataille contre ses employés-es. Cela l’amènera tantôt à établir des lois permanentes limitant les droits syndicaux, tantôt des lois spéciales forçant le retour au travail ou encore, à décréter les conditions salariales et de travail.

Lois permanentes et lois spéciales

** Exemple de loi permanente

Durant les négociations de 1986, dans le secteur public, l’État établie la Loi 160, limitant le droit de grève dans le secteur de la santé, au nom du maintien des services essentiels. Elle s’inscrit dans la foulée de la Loi 37, votée en 1985 par le Parti Québécois, limitant les négociations sur les salaires pour tout le secteur public et de la création de l’Institut de recherches et d’informations sur la rémunération (IRIR, aussi créé en 1985, afin de démontrer les avantages extraordinaires, la richesse excessive des salariés du secteur public et de niveler les conditions des salariés-es vers le bas). La Loi 160, même si elle a été votée en 1986, n’a pas été appliquée cette même année : ça simple existence a découragé le recours à la grève. Cependant, en 1989 et en 1999, les infirmières syndiquées de la Fédération des Infirmières et Infirmiers du Québec (FIIQ) lance une grève générale illimitée illégale et subissent les sanctions prévues par cette Loi. Ces sanctions, elles sont dévastatrices : 1) pénalités monétaires à un individu n’exerçant plus ses fonctions, pénalités à un dirigeant syndical, à un syndicat ou à une centrale syndicale encourageant à la grève ; 2) possibilité de réparation de dommages et intérêts si un recours collectif a lieu (les sommes peuvent être astronomiques) ; 3) fin de la saisie des cotisations syndicales sur les salaires pour douze semaines suivant la grève pour chaque jour de grève ; 4) perte de deux jours de salaires pour chaque jour de grève ; 5) perte d’un an d’ancienneté individuelle pour chaque jour de grève [8].

De telles sanctions limitent grandement le rapport de force que peuvent construire les syndiqués-es : les grèves de 1989 et de 1999 des infirmières de la FIIQ seront brèves et rapporteront peu. En 1991, la sanction qui porte ci-haut le numéro 5 sera retirée rétroactivement à la suite d’une entente entre les syndiqués-es et l’État et, quelques mois plus tard, elle sera jugée inconstitutionnelle par la Cour supérieure [9] .

Exemple de loi spéciale et de décret des conditions de travail

La ronde de négociations de 1982-83 se fait dans un contexte de récession économique et de chômage élevé. Elle a lieu face à un gouvernement péquiste ayant perdu son référendum et n’ayant plus besoin de courtiser les syndicats comme auparavant. Le contexte budgétaire, marqué par un ralentissement économique et une baisse toujours accrue du fardeau fiscal des entreprises et des biens nantis, est certes difficile. L’État va s’en servir pour atteindre un objectif qu’il s’est fixé depuis les années 1960 : casser les conditions de travail du secteur public. Il tentera d’abord la concertation, à l’aide d’un sommet, en 1982, pour expliquer la situation budgétaire. Face au refus des syndicats de voir saper leurs acquis, l’État attaque de toutes ses forces. Une loi, votée en 1982, permet au gouvernement de récupérer des augmentations de salaires négociées en 1979. Cette même année, la première version de l’actuelle loi sur les services essentiels, limitant le droit de grève, est adoptée. Ensuite, le gouvernement adopte une loi lui permettant de décréter les conditions de travail pour le secteur public. Celles-ci sont effectivement décrétées en 1983 pour les années suivantes. Toujours en 1983, les enseignants et les enseignantes défient le décret et entrent en grève. Une loi spéciale est alors votée afin de forcer le retour au travail, sous peine de sanctions.

De 1964 à 2001, l’État québécois vote 34 lois spéciales de retour au travail. À partir de 1990, les conditions de travail des salarié-es du secteur publique furent régulièrement prolongées par décret. On le constate, de tels pouvoirs législatifs et de décrets l’avantagent face aux salariés-es. La négociation dans le secteur public n’est donc pas une mince tâche pour les syndiqués-es. Cependant, il faut noter qu’une loi spéciale, ça se transgresse. On ne peut décréter de lois physiques empêchant les salariés-es de quitter leur lieu de travail (quoiqu’on puisse jouer de la matraque, mais cela est, en général, très mal perçu dans l’opinion public). On ne peut non plus, à l’aide de lois, empêcher une large solidarité de se déployer (quoiqu’on puisse la décourager). Ce que je veux signifier, ici, c’est que la construction d’un rapport de force et d’une solidarité assez solide peut avoir raison de toutes les lois spéciales. Mais pour cela, il faut une forte volonté et faire montre de combativité. Cette volonté se retrouve-t-elle actuellement au sein du mouvement syndical québécois ? La question est primordiale.

De la confrontation à la concertation

** La confrontation

Au cours des décennies 1960 et 1970, le mouvement syndical québécois, profitant des acquis de la Révolution tranquille et porté par une mouvance syndicale et politique internationale allant en ce sens, se montra sous un jour de plus en plus combatif. Les relations avec le patronat et l’État étaient alors perçues par le monde syndical comme irréductiblement conflictuelles et devant donc être résolues par la construction d’un rapport de force et, éventuellement, l’émergence d’un nouvel ordre social.

Le discours d’alors s’inspire d’un marxisme plus ou moins bien assumé, selon la centrale (la FTQ, plus particulièrement, assume mal ses positions marxisantes). On parle ouvertement de luttes des classes, d’État bourgeois et de la nécessité du socialisme. Ainsi, les centrales produisent des documents de réflexion par lesquels elles affichent clairement leurs couleurs : L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971), Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1972), Le Combat inévitable (FTQ, 1973), École et luttes de classes au Québec (CEQ, 1974).

La pratique syndicale de cette période n’est cependant pas toujours cohérente avec le discours ; bien qu’elle s’oriente clairement vers le combat. Face à l’État, les centrales formulent des demandes résolument social-démocrates ; en cela, on s’écarte quelque peu du discours socialiste puisque, dans les faits on limite la lutte politique à ses demandes. Il y aura bien quelques tentatives de former un parti socialiste ou encore de mener une action politique plus subversive en s’alliant à des groupes populaires, mais elles seront plutôt infructueuses. Cependant, ces demandes social-démocrates sont appuyées par des moyens de pression et par un esprit de combativité. Au niveau de l’entreprise, on n’hésite pas non plus à user de moyens de pression et à faire la grève Par contre, ici encore, le discours révolutionnaire ne transparaît pas dans la pratique : la plupart des syndicats locaux ne remettent pas en question la légitimité du boss, même s’ils perçoivent la nécessité de construire un rapport de force pour lui faire face. Le nombre de grève par année ne cesse d’augmenter au cours des années 1960, il connaît son apogée au cours des années 1970 et ne commence à décliner qu’au tournant des années 1990.

Cette stratégie de combat amènera une hausse marquée du salaire réel de l’ensemble des salariés-es du Québec et une amélioration tout aussi marquée de leurs conditions de travail. Durant la même période, on assistera aussi à l’instauration d’un filet de sécurité social à travers des acquis important (en santé, en éducation, assurance-chômage, etc). Les syndicats firent aussi plusieurs gains au plan législatif qui élargirent le droit à la syndicalisation (droit de grève dans le secteur public, loi anti-scab, application obligatoire de la formule Rand, etc.)

Le passage à la concertation

Précisons d’abord qu’il ne faut pas confondre participation et concertation. En effet, depuis les années 1960, les syndicats participent, parfois activement, à certaines instances, consultations, etc. organisées par l’État ; le même phénomène peut aussi être vrai au sein de l’entreprise. On peut juger de la pertinence de ces participations à la pièce, mais les centrales (certaines plus que d’autres) ont parfois retiré leur participation à une instance gouvernementale lorsqu’elle croyait cette participation plus néfaste que profitable ; encore un fois, cela est aussi vrai au niveau de l’entreprise.

Ce qui est en cause ici, c’est la façon dont se fait cette « participation ». La concertation, nous le verrons, est une stratégie à critiquer puisqu’elle entraîne une participation quasi-systématique et parallèlement, un abandon de l’opposition et de la combativité avec toutes les conséquences que cela entraîne. Par exemple, siéger sur un comité assurant l’application de la convention collective peut être profitable, mais en cas de non-respect systématique de la convention de la part de la partie patronale, rien ne pourra se substituer à des moyens de pression pour obtenir son respect.

Le passage à la concertation dans le mouvement syndical est un phénomène difficile à cerner. Il a pu être amené par plusieurs facteurs. La liste de facteurs qui suit ne prétend pas à l’exhaustivité. Il se peut aussi que certains facteurs aient été beaucoup plus importants que d’autres. Il s’agit de lancer des pistes de réflexion plutôt que de prétendre expliquer définitivement le phénomène.

- Double fonction du syndicalisme : défense des intérêts des travailleurs et des travailleuses et intégration à l’ordre établi. Un syndicat, tout comme une centrale syndicale, doit défendre les intérêts des salariés-es face au patronat et à l’État. Parallèlement, il doit aussi négocier de temps à autres avec les représentants de ces derniers, ce qui implique une reconnaissance implicite de leur légitimité.

- Le contexte économique entraînant un débalancement du rapport de force entre salariés-es et patronat à l’avantage de ces derniers. Le taux de chômage croissant à partir de la fin des années 1970 a nui au pouvoir de négociation des travailleurs et des travailleuses, tant au niveau des entreprises que face à l’État. En période de récession (comme en 1982-83 et en 1991-92) et face à un taux de chômage élevé, les syndiqués-es ont tendance à limiter leurs demandes et à refuser la lutte, craignant de perdre leur emploi au profit de tous les sans-emploi qui « attendent une job ».

- La mondialisation des marchés et le néo-libéralisme. L’ouverture des marchés et les menaces de délocalisation des entreprises font en sorte que les salariés-es des secteurs de l’économie où il y a menace de fermeture d’entreprises sont plus hésitants à confronter leur employeur-e. L’ouverture des marchés, la hausse de la compétition entre entreprises et la déréglementation du marché du travail pour faire face à cette compétition ont aussi pour effet de précariser les salariés-es (travail à contrat, à temps partiel, sous-traitance, etc.) Ce statut précaire empêche bien souvent les salariés-es de pouvoir confronter leur « boss » sans craindre un renvoi. Parallèlement, les coupures dans les programmes sociaux, faites suivant la même logique néo-libérale, font aussi en sorte que les salariés-es craignent de plus en plus de lutter puisque, s’ils et elles perdent peur emploi, ils et elles n’auront plus droit à l’assurance-chômage, aux garderie à faible coût, etc.

- La réaction syndicale au contexte économique, à la mondialisation et au néo-libéralisme : l’emploi à tout prix. Face au fort taux de chômage, aux délocalisations, etc., les centrales syndicales et les syndicats locaux laissent de côté leur lutte traditionnelle de maintien et d’amélioration des conditions de travail pour se concentrer sur l’emploi. Pour maintenir et créer l’emploi, on cherche le partenariat et la concertation avec le patronat et l’État. On forme une alliance avec le patronat et l’État pour faire face à la compétition venant des autres pays. Aussi, pour maintenir l’emploi, les centrales mettent sur pied des fonds visant à investir dans les entreprises québécoises (Fonds de solidarité de la FTQ en 1983, FondAction de la CSN en 1996). Ces stratégies de partenariat pour l’emploi amènent, comme nous le verrons une intégration des objectifs du patronat : les dirigeants syndicaux et dirigeantes syndicales en viennent à penser comme les « boss » !

- La question nationale et l’abandon du projet d’un parti des travailleurs et des travailleuses. La question nationale amènera d’une part le mouvement syndical à se tourner vers le PQ au cours des années 1970, plutôt que de créer un parti socialiste ou, encore, réellement social-démocrate. D’autre part, le penchant des centrales pour le PQ, affiché ou voilé, facilitera la recherche de la concertation avec l’État, notamment au cours des années 1990.

- L’absence d’une forte démocratie syndicale. L’absence d’information et de mobilisation dans les syndicats locaux entraîne un détachement de la tête et de la base. Les dirigeants et les dirigeantes, n’étant plus soumis-es au contrôle des salariés-es de la base, en viennent à s’identifier aux élites.

- Le contexte international. La baisse de la combativité du mouvement syndical et la trahison de leurs principes par les partis sociaux-démocrates et socialistes ainsi que l’acceptation du néo-libéralisme à travers le monde a aussi une influence certaine sur le mouvement syndical québécois.

- Quelques défaites marquantes du mouvement syndical québécois. Jean-Marc Piotte identifie quatre défaites marquant des points tournants pour le passage à la concertation [10] :

1) La grève brisée du Front commun de 1972 et l’emprisonnement des présidents des trois centrales. À la suite de la libération des présidents, la première réunion du Conseil général de la FTQ, après des débats animés, on décide d’abandonner le discours de la lutte des classes et d’appuyer le PQ. Ce revirement n’est pas publicisé et passe alors inaperçu.

Aussi, suite au Front commun, des syndicats de la CSN sortent des rangs pour fonder la CSD qui, dès sa formation, prône la concertation.

2) Les décrets du PQ de 1982 et 1983, décrits ci-haut, pour briser les syndiqués-es du secteur public.

3) La création du Fonds de solidarité de la FTQ, en 1983. Ce Fonds investit des énergies considérables en terme « d’éducation syndicale » afin de convaincre les membres de la FTQ des biens fondés de la concertation, de la productivité et du profit. En 1996, la CSN crée un fonds équivalent : FondAction.

4) La grève du Manoir Richelieu 1986-87. Non seulement la grève est une défaite complète mais, de plus, elle entache gravement la CSN aux yeux de l’opinion public à cause d’actes illégaux commis par des permanents-es de la centrale au cours du conflit. À son Congrès de 1990, la CSN rejoint officiellement la FTQ dans la voie de la concertation.

Les conséquences du passage à la concertation

Au niveau de l’entreprise, on cherche désormais à éviter la confrontation et le recours aux moyens de pression. On tente plutôt de « démocratiser » les entreprises à travers la participation des salariés-es aux décisions concernant le fonctionnement de l’entreprise. Ces efforts demeurent cependant sans grandes récompenses puisque les patrons refusent de partager leurs pouvoirs sur les leviers significatifs pour le fonctionnement de l’entreprise. Notons que cette stratégie n’est pas généralisée : plusieurs conflits de travail ont encore lieu chaque années dans les entreprises québécoises, même si on assiste à une baisse progressive depuis 1990.

Face à l’État, les centrales recherchent la concertation tripartite (syndicats, patronat, État) afin de créer de l’emploi. L’analyse des deux sommets socioéconomiques de 1996, alors que le PQ est alors au pouvoir, est très éclairante sur ce phénomène. Ces sommets sont vus par les centrales comme une occasion d’établir un « nouveau pacte social » afin de favoriser l’emploi. Le patronat souhaite faire accepter ses objectifs de productivité et de flexibilité de la main-d’œuvre aux syndicats. L’État, quant à lui, (appuyé en cela par le patronat) veut obtenir un consensus autour de l’élimination du déficit, « Déficit zéro ».

Au premier Sommet, en mars 1996, le consensus est atteint sur la question du Déficit zéro, suite à une proposition de la FTQ (notons que le Bureau - l’exécutif - de la FTQ s’est rendu au Sommet sans aucune consultation des instances de la centrale ; Henri Massé est alors secrétaire général de la FTQ). La CSN et la CEQ mentionnent toutefois qu’elles refusent que cet objectif soit atteint par des coupures dans les programmes sociaux ; elles exigent plutôt une imposition accrue des entreprises et des biens nantis-es ainsi que la création d’emplois pour que soit éliminer le déficit. Le gouvernement décide alors de soumettre la question d’une réforme de la fiscalité à une commission et il promet un deuxième sommet pour l’automne, portant plus spécifiquement sur l’emploi.

Le 9 mai 1996, le gouvernement dépose sont budget : il réduit de 6 % ses dépenses, en coupant dans les programmes sociaux. Le Congrès de la CSN a lieu du 12 au 24 mai et aucune proposition n’est amenée au sujet du Déficit zéro. L’exécutif en traite brièvement dans son rapport au Congrès ; ce rapport est adopté. L’exécutif interprète cela comme un appui au Déficit zéro. Le 21 octobre, 10 jours avant le Sommet, la Commission sur la fiscalité dépose son rapport : elle rejette une hausse d’impôt pour les entreprises et les plus riches. Tout le monde sait alors que le Déficit zéro devra être atteint par des coupures dans les programmes sociaux.

Fin octobre, le Sommet s’ouvre. Le gouvernement ramène la semaine normale de travail de quarante-quatre à quarante heures/semaine (mesure adoptée aux États-Unis en 1938) et affirme faire de l’emploi sa priorité ; le patronat reconnaît aussi l’importance de la création d’emplois. En échange de ces belles paroles, les centrales acceptent le consensus autour de la déréglementation du travail pour accroître la productivité. On ne revient pas sur le Déficit zéro.

Le 13 novembre, moins de 2 semaines après la fin du Sommet, le gouvernement demande aux centrales de réouvrir les conventions collectives du secteur public pour les revoir à la baisse afin de pouvoir atteindre l’objectif du Déficit zéro. Au printemps 1997, le budget amènera de nouvelles coupures massives dans les programmes sociaux. Malgré tout, les dirigeants syndicaux et les dirigeantes syndicales se disent satisfaits et satisfaites du deuxième sommet. Par contre, les membres de la CEQ et de la CSN, en colère contre leurs dirigeants et leurs dirigeantes, les forceront à rejeter l’objectif du Déficit zéro.

On constate que la pratique de la concertation amène l’intégration du discours des élites économiques et politiques par les leaders syndicaux. On ne consulte pas la base. On défend « en bas » un discours développé « en haut ». Les dirigeants syndicaux et les dirigeantes syndicales se sentent ainsi appartenir à l’élite ; avec celle-ci, ils et elles se sentent appeler à orienter le développement social, politique et économique du Québec, selon les objectifs de cette élite.

À la tête des syndicats (dans les centrales, mais aussi dans une majorité de syndicats locaux), on a oublié ce que signifie l’indépendance de classe ; on n’arrive plus à séparer le « eux » du « nous ». Se faisant, on ne peut plus défendre la classe des travailleurs et des travailleuses ayant des objectifs à court terme mais aussi un projet de société découlant d’intérêts qui sont propres et rattachés à cette classe. Plutôt que de chercher à établir démocratiquement les intérêts et les objectifs des salariés-es, les dirigeants et les dirigeantes des syndicats en sont venus-es à former un bloc avec l’État et le patronat, pour préserver les emplois et pour faire face à la compétition venant d’entreprises d’autres pays.

Il faut juger la concertation selon ses résultats : le taux de chômage est toujours élevé, le travail est de plus en plus précaire et les coupures dans les programmes sociaux ne cessent pas. Tout cela malgré le fait qu’il n’y ait pas de crise économique. En effet, le PIB a augmenté de 3,2 % par année en moyenne durant les années 1980 et de 2,2 % par année en moyenne durant les années 1990. La productivité des entreprises a aussi augmenté au Canada de 1,2 % par années en moyenne de 1981 à 1989 et de 1,3 % en moyenne de 1989 à 1999. Parallèlement, de 1980 à 2000, le pouvoir d’achat des salariés-es syndiqués-es a chuté de 7, 6 % [12]. Au cours de la même période, les profits des entreprises ont littéralement explosé.

La concertation est une stratégie qui a démontré son incapacité à défendre les intérêts des salariés-es. À nous, maintenant, d’y opposer une alternative.



[1] Les données de cette section sont toutes tirées de l’ouvrage de Jacques Rouillard, Le Syndicalisme québécois, deux siècles d’histoire, Montréal : Boréal, 2004, 335 p., et d’un reportage publicitaire intitulé Le mouvement social québécois, produit par le Front commun CSN-FTQ et publié dans l’édition du 3 septembre 2003 du journal Le Devoir.

[2] Contrairement à la France ou à l’Italie où ce droit est individuel. Un ou une employé-e pouvant donc annoncer à son employeur-e qu’il fait grève si il ou elle est non-satisfait-e de ses conditions de travail.

[3] Jean Gérin-Lajoie, Les relations de travail au Québec, Montréal : Gaëtan Morin, 2004, p. 132

[4] Sauf lorsque mentionné, j’emploierai l’expression « secteur public » en y incluant le secteur para-public.

[5] Une différence majeure : les employés-es du secteur public ne sont pas menacé de perdre leur poste lorsqu’ils et elles sont impliqués-es dans une grève illégale.

[6] Jean Gérin-Lajoie, op. cit., p. 144

[7] Jean-Marc Piotte, Du combat au partenariat, Montréal : Éditions nota bene, 1998, p. 189 et Jacques Rouillard, op. cit. chapitres 4 et 5

[8] Jean Gérin-Lajoie, op. cit. p. 138-9

[9] Jacques Rouillard, op. cit. p. 254.

[10] Jean-Marc Piotte, op. cit. pp. 187-192

[11] Ce qui suit se base en partie sur l’ouvrage de Jean-Marc Piotte, cité plus haut.

[12] Jacques Rouillard, op. cit. pp. 270-1

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