Quiconque s’intéresse au système d’éducation québécois remarquera qu’il se trouve actuellement dans la tourmente. Des réformes diverses, sensées répondre aux maux qui l’accablent (décrochage, inefficacité, conservatisme, etc.), se succèdent avec frénésie, à tous les niveaux d’enseignement, son financement se voit amputé et de grands bouleversements troublent le cours de ses activités.
Avec l’arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Charest, au printemps 2003, cette tendance s’est accélérée. Plusieurs dossiers chauds ont mis à jour un peu plus le trouble du système éducatif. Les compressions de 103 millions de $ à l’aide financière aux études, la menace, toujours vivante, à l’intégrité du réseau collégial, et les négociations syndicales dans le secteur de l’éducation ont montré à quel point l’éducation se situait au cœur des conflits sociaux et représentait un enjeu de lutte significatif.
Si l’éducation se voit ciblée par le PLQ dans son projet de réingénierie, rappelons-nous, à l’instar d’autres services sociaux, qu’elle est la cible d’attaques similaires depuis le début des années 1990. Du dégel des frais de scolarité, en passant par des compressions financières majeures, l’adoption de la réforme collégiale fondée sur l’approche par compétences, le financement conditionnel (contrats de performance, plan de réussite), jusqu’à la coupe libérale dans le budget de l’aide financière, c’est un véritable projet d’une école néolibérale qui se met peu à peu en place.
Ce projet trouve sa source et sa force dans le déploiement de la mondialisation capitaliste et l’affirmation, depuis les années 1970, du discours néolibéral. Si ce courant idéologique met de l’avant une vision générale de la société dominée par la prééminence des rapports marchands et le retrait de l’État-providence, il n’en propose pas moins un projet spécifique pour l’éducation qui constitue un enjeu stratégique pour le développement et la reproduction du capitalisme. Au Québec, le réseau collégial, porteur depuis la révolution tranquille d’une portion de la mission humaniste de l’éducation, se voit interpellé d’une façon spécifique par ce vent de réforme.
Soutenue par quelques économistes et une faible proportion de la classe politique durant la période des « Trente Glorieuses » (1945-1975), l’idéologie néolibérale a connu son véritable envol avec le choc pétrolier des années 1970, la crise économique du début des années 1980 et l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, respectivement en Angleterre et aux États-Unis.
Se présentant comme une critique de l’État-providence, des politiques sociales et de l’intervention économique de l’État, l’idéologie néolibérale fait la promotion de la réduction de la taille de l’État (privatisation d’entreprises d’État, baisses d’impôts, abolition de programmes sociaux, déréglementation, diminution des champs d’intervention étatique, « dégraissage » de la fonction publique, etc.) et met de l’avant une vision de la société fondée sur les valeurs de responsabilité individuelle, de compétitivité, d’efficacité, d’utilitarisme et d’individualisme. Le référent social premier est appelé à devenir le marché, qu’on dit vouloir « libre », ouvert, auto-régulé. D’où les pressions à l’ouverture des marchés, à la signature d’accord de libre-échange et à la marchandisation de secteurs de la société non-encore soumis à la logique de l’échange et de l’appropriation capitaliste, dont l’éducation.
Le discours néolibéral déploie la même logique en ce qui concerne le monde de l’éducation et les réformes à y apporter. Alors que l’éducation était appréhendée comme un service public et un droit fondamental, elle subit depuis plus de vingt ans de nombreuses pressions pour s’ouvrir au marché et pour créer de nouveaux ponts avec la sphère économique. On la voudrait d’une part plus flexible, plus soumise, pour fournir la main-d’œuvre exigée par le « monde du travail de demain », suivant les demandes du patronat. On la voudrait plus efficace, plus décentralisée, plus ouverte sur le monde (de l’emploi, de l’économie, de la mondialisation), pour favoriser la gestion managériale, la concurrence, la consommation d’éducation comme service privé, en bref, l’ouverture d’un marché éducatif. L’enjeu stratégique est double pour le Capital : usine à produire la main-d’œuvre, elle-même marchandise pour les entreprises, et marché prometteur en devenir. Le monde de l’éducation ne peut être épargné.
Les réformes en éducation s’articulent autour de différents axes. Les structures d’abord, sont appelées à se modifier. La décentralisation est l’élément clé de cette transformation, permettant le rapprochement « en douce » de la sphère économique et le développement de partenariat, favorisant le développement d’identités institutionnelles propres et la concurrence entre établissements, accompagnant l’adoption d’une gestion bureaucratique copiée sur l’entreprise privée, elle éloigne la prise des décisions importantes du centre politique et se protège ainsi des critiques de la population. Les ressources tendent également à se privatiser dans le même mouvement, affectant ainsi l’accessibilité à l’éducation.
Les formes d’enseignement et les contenus éducatifs sont également visés. Notons d’abord l’importance d’une pédagogie dite néo-progressiste, qui domine actuellement les pratiques d’enseignement au Québec. On en retrouve la marque dans la réforme qui sera appliquée à l’automne 2005 dans les écoles secondaires québécoises, réforme fondée sur l’approche par compétence, qui est déjà en cours aux niveaux primaire et collégial. Issue d’une tradition progressiste mais récupérée par les impératifs de la mondialisation, la pédagogie « néo-progressiste » en cours se centre sur l’enfant, sur l’apprenant, le « s’éduquant » qu’on aborde comme « maître » de son parcours scolaire, autonome, à même d’expérimenter et de manifester ses besoins à un enseignant délesté de son rôle traditionnel, réduit à un aidant à l’apprentissage parmi tant d’autres.
Enfin, la réingénierie de l’éducation se manifeste également à travers un bouleversement et une mutation des contenus d’éducation. À noter tout d’abord, l’accent mis sur la professionnalisation des programmes, qui se manifeste à travers une diminution de la place de la formation générale. On assiste également à une augmentation de l’offre de programmes-courts, comme nous le montre l’exemple des AEC au niveau collégial. Ces programmes se veulent des réponses précises à des demandes immédiates ou anticipées de main-d’œuvre dans un créneau précis. Ces formations sont toutefois souvent mises en place au détriment de la logique et de la cohérence des disciplines et des savoirs et s’inscrivent parfaitement dans l’esprit d’un grand marché de formation.
Avant de s’attarder aux points qui touchent spécifiquement les cégeps, il est important de retourner à la source, au Rapport Parent. C’est en se penchant sur les principes et les objectifs affirmés lors de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec qu’on est à même de saisir le sens des transformations en cours dans les cégeps.
Rédigé de 1963 à 1966, le Rapport Parent allait ébranler les structures d’enseignement au Québec. Ses recommandations ont notamment permis la création du Ministère de l’Éducation et celle du réseau des cégeps. Le Rapport visait entre autres une démocratisation de l’enseignement et de l’accessibilité à l’éducation et le déploiement d’un nouvel humanisme.
À travers ces objectifs officiels, c’est une véritable réponse aux besoins grandissant en main-d’œuvre qualifiée de la société industrielle qui se dessine, mais teintée par l’influence des idées interventionnistes de l’époque ainsi que par les revendications d’un mouvement syndical cherchant à pousser la révolution tranquille « plus loin ». Dès le début, le projet du Rapport Parent se présente donc comme un compromis, un équilibre entre les exigences de la sphère économique et une vision de l’éducation articulée comme droit et bien commun, concourant notamment à l’égalité des chances et à la mobilité sociale.
Faisant face à un monde d’éducation fragmenté, déchiré entre, d’un côté, une formation humaniste classique, réservée en grande partie aux élites libérales canadiennes-françaises, le cours classique, et d’un autre, un ensemble hétéroclite d’écoles de métier et de formations professionnelles diverses, les commissaires prônent l’unification du système.
Quelles sont ces lignes directrices qui visent « cette recherche d’un humanisme élargi et diversifié en accord avec le monde contemporain qui doit inspirer programmes et éducateurs » ? Recherche de « complémentarité dans l’unité » entre spécialisation et culture générale, recours à la tradition des Anciens et à la science moderne, développement de l’intelligence et respect de la diversité des aptitudes, initiation à l’histoire de la pensée dont nous sommes les héritiers et préparation à la société de l’avenir, « l’enseignement moderne doit viser un équilibre entre ces buts variés et des sources d’inspiration diverses » [1]
On comprend donc que la formation générale, son articulation à la formation fournie à tous et toutes, constitue l’un des éléments fondamentaux à la fois de ce « nouvel humanisme » et du projet de démocratisation du Rapport Parent. L’accès à l’éducation ici pensé est indissociable de l’accès à une formation complète, non seulement professionnelle, mais aussi fondamentalement humaine. C’est en ce sens que le Rapport Parent s’inscrit dans une perspective humaniste qui voit en l’éducation un potentiel émancipateur, particulièrement à travers la formation générale, malgré les faiblesses et la portée limitée de son projet, mais aussi des inégalités sociales qui se traduisent et se reproduisent dans et par l’école.
Les cégeps, comme toutes les autres institutions d’enseignement, sont interpellés par les différentes transformations néolibérales du monde de l’éducation. Au cœur des transformations structurelles, la décentralisation et l’autonomisation menacent actuellement les cégeps, alors que nous sommes toujours à attendre les mesures à venir du Ministre Fournier à ce sujet. Un point interpelle toutefois plus spécifiquement les collèges : la remise en question de la formation générale, la forme et les contenus d’enseignement.
Institution unique au Québec, les cégeps ont été dotés, dès leur fondation, du rôle de transmission d’une solide formation générale. Cette formation se voit toutefois périodiquement remise en question et a été modifiée au courant des années 1990, alors même qu’était mise de l’avant l’approche par compétences. En fait, l’équilibre du Rapport Parent est constamment menacé alors qu’on constate un effritement relatif de la formation générale et de ses fondements humanistes au cours des années.
Plusieurs enjeux traversent cette remise en question. Il s’agit d’abord d’induire une perspective utilitariste des contenus d’enseignement. En ce sens, la formation générale a été appelée à s’adapter, à prendre une forme spécifique selon les programmes. Cette spécialisation de la formation générale détruit son sens initial de contrepoids à la spécialisation de l’éducation, ainsi que son caractère universel.
Avec l’approche par compétence et la dissolution de son caractère normatif et critique, la formation générale est instrumentalisée dans une perspective de professionnalisation large de la formation. Elle doit maintenant servir à doter de compétences susceptibles de servir l’individu dans le contexte hostile de la mondialisation. Bref, sous ces pressions, elle tend à se transformer en bagage de compétences utiles pour assurer l’autonomie, la flexibilité, la capacité de résoudre des problèmes.
C’est le cas de l’enseignement de la philosophie qui est passé, à la suite des pressions du monde des affaires et de la classe politique, d’un enseignement critique faisant une large place au marxisme et à la remise en question des institutions, à un programme « visant l’acquisition (...) d’habiletés intellectuelles, d’aptitudes pour certaines opérations de l’esprit (...) jugées plus fondamentales que les contenus philosophiques eux-mêmes. » [2] On comprend qu’on vise également une certaine forme d’allégeance idéologique, à travers ces transformations.
Malgré ces transformations, la formation générale et l’enseignement de la philosophie, plus particulièrement, conservent un fondement de formation humaniste et critique qui déplaît toujours aux promoteurs de la réingénierie éducative. Elle constitue donc toujours un enjeu de lutte important.
Les cégeps ont été les premières institutions d’enseignement au Québec à tester l’approche par compétences. Cette approche, qui s’accompagne d’une pédagogie « néo-progressiste » (centrée sur l’étudiant et l’étudiante), menace le sens même et l’idéal humaniste de l’éducation : la formation d’êtres libres, autonomes et critiques par la transmission de connaissance. Elle bouscule le rapport pédagogique, cherche à transformer les professeur-e-s, en accompagnateurs et accompagnatrices répondant aux demandes spécifiques de formation de chaque étudiante et étudiant, et ainsi, à transformer ces derniers et dernières en clients et clientes. Elle s’aligne sur les indicateurs du monde du travail et agit comme un promoteur de l’utilitarisme et du consumérisme des formations. Elle favorise le développement d’une éducation à la carte et s’appuie sur la promotion du choix (de consommation) des étudiants et étudiantes, elle « se préoccupe plus de dressage que de formation, moins de la pensée que des automatismes » [3].
Ainsi, elle retourne le sens et la portée du projet du Rapport Parent qui visait l’unification du système éducatif, l’accès pour tous et toutes à un bagage commun d’humanité. Avec cette approche, c’est plutôt à un éclatement des formations que nous assistons, à un retour, dans une certaine mesure, à la situation qui prévalait avant la Révolution tranquille. C’est aussi ici, l’éducation pensée comme projet politique commun qui est abandonnée, alors que le contenu d’une éducation commune, universelle, qui pourrait être porteuse d’un certain idéal émancipateur et démocratique, échappe à la collectivité devant l’impératif du choix de chacun, au service d’une perspective marchande de l’éducation.
Ces enjeux, qui touchent plus spécifiquement les cégeps, sont d’une importance capitale. Ils concernent le sens même de l’éducation, sa finalité, l’idéalité dont elle pourrait être porteuse. Ils touchent la question de l’autonomie de l’école face aux forces du marché, de l’imperméabilité de l’éducation face aux impératifs de l’économie. Ils interpellent le sens politique de l’éducation, comme projet collectif et comme « anti-chambre de la démocratie ». En ce sens, mais aussi par qu’ils sont souvent obscurcis par d’autres questions qui semblent plus pressantes, qui sont plus visibles, ces enjeux éducatifs sont fondamentaux et appellent toute notre vigilance et le déploiement de larges résistances.
DAGENAIS, Daniel, « Lettre ouverte à mes collègues du cégep », Main basse sur l’éducation, Éditions Nota bene, Québec, 2002, p.307-324.
INCHAUSPÉ, Paul, « Un nouvel humanisme, socle du nouveau système d’éducation proposé », Bulletin d’histoire politique, Dossier thématique : Une tranquille révolution scolaire ? Le Rapport Parent 1963-2003, LUX Éditeur, vol.12, no 2, hiver 2004, p.66-80.
JOHSUA, Samuel, Une autre école est possible !, Collection La Discorde, Les éditions Textuel, Paris, 2003, 128 p.
LAVAL, Christian, L’école n’est pas une entreprise, Éditions La Découverte, Paris, 2003, 336 p.
LAVAL, Christian et Louis Weber, Le nouvel ordre éducatif mondial, Éditions Nouveaux Regards, Paris, 2002, 143 p.
LEVASSEUR, Louis, « La métamorphose du politique et ses incidences sur l’éducation au Québec », Cahiers de recherche sociologique, no 32, 1999, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, p.143-162.
ROY, Paul-Émile, « L’éducation à l’époque postmoderne », Combats, vol. 5, no 1 et 2, Printemps-Été 2001, Cégep Régional de Lanaudière à Joliette, p. 22-24.
THELLEN, Stéphane, Nouvelles technologies éducatives : idéologie d’un couplage inédit, mémoire de maîtrise, Montréal, UQAM, Département de sociologie, 2000, 119 p.
[1] INCHAUSPÉ, Paul, « Un nouvel humanisme, socle du nouveau système d’éducation proposé », Bulletin d’histoire politique, Dossier thématique : Une tranquille révolution scolaire ? Le Rapport Parent 1963-2003, LUX Éditeur, vol.12, no 2, hiver 2004, p.74
[2] LEVASSEUR, Louis, « La métamorphose du politique et ses incidences sur l’éducation au Québec », Cahiers de recherche sociologique, no 32, 1999, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, p.153.
[3] ROY, Paul-Émile, « L’éducation à l’époque postmoderne », Combats, vol. 5, no 1 et 2, Printemps-Été 2001, Cégep Régional de Lanaudière à Joliette, p. 24.