La décentralisation des cégeps n’est pas un projet qui date du dernier forum sur l’avenir de l’enseignement collégial (juin 2004), ni de l’élection du Parti Libéral (avril 2003). La décentralisation a commencé en 1993 avec la réforme Robillard, et se poursuit depuis. Les dernières orientations ministérielles, nous allons le constater, s’inscrivent dans la même lignée. Ce texte explique le changements effectués sur le réseau collégial depuis 1993 (ils n’incluent pas les dernières orientations ministérielles, qui ne sont pas encore mises en partique).
Jusqu’en 1993, l’enseignement était considéré comme un transfert de connaissances.
En 1993, instauration de l’approche par compétences : elle vient donner une toute autre fin à l’enseignement, celle de faire acquérir des compétences, qui sont en fait des « savoirs », des « savoirs-faires » ou des « savoirs-êtres » que l’étudiant ou l’étudiante aura à utiliser sur le marché du travail ou à l’université.
Afin de mieux situer l’approche par compétences, nous pouvons dénoter deux idéologies qui la sous-tendent :
L’utilitarisme : Le seul savoir qui mérite d’être transmis est le savoir qui est utilisable, reproductible et mesurable. Le savoir n’est pas considéré comme une fin en soi, mais un moyen au service d’une finalité qui est autre (par exemple, son utilisation sur le marché du travail).
Le clientélisme : L’étudiant ou l’étudiante est considéré-e comme un client ou une cliente (un consommateur ou une consommatrice), ayant des besoins, des intérêts et des exigences. L’institution d’enseignement satisfait son client ou sa cliente (qui utilise l’école pour se trouver un emploi) en lui garantissant des compétences et des qualifications qui seront utilisables sur le marché du travail. Nous reviendrons sur cette conception très à la mode de l’enseignement.
Avant 1993, il y avait quatre cours dans chacune des composantes de la formation générale (français, philosophie, anglais, éducation physique, cours complémentaires).
En 1993, demeurent quatre cours de français, trois cours de philosophie, trois cours d’éducation physique, deux cours d’anglais et deux cours complémentaires. Les derniers cours de français, de philosophie et d’anglais sont propres au domaine d’études (exemple : Français IV pour sciences).
Avant 1993, toutes les activités d’apprentissage étaient déterminées par le Ministère de l’éducation. Toutes les activités d’apprentissage étaient identiques pour un même programme, et ce dans toute la province. Le programme d’arts et lettres, par exemple, ne possédait pas de variantes d’un établissement à l’autre, et donc possédait une valeur équivalente partout dans la province. Un étudiant ou une étudiante pouvait changer de Collège et n’avoir aucun problème avec la reconnaissance de ses acquis (il est à noter que cette mobilité des étudiants et étudiantes à travers la province est l’une des missions du réseau collégial prévues par le Rapport Parent qui a initié en 1967 la création des cégeps).
En 1993 et par la suite, les Collèges se sont vus accorder le pouvoir de déterminer toutes les activités d’apprentissage des cours spécifiques des programmes techniques et celles des cours généraux propres au domaine d’étude. Quant aux cours généraux communs et aux cours spécifiques de la formation spécifique des programmes pré-universitaires, le Règlement sur le Régime des études collégiales (RREC) prévoit que le Ministre détermine « tout ou partie » des activités d’apprentissage, ce qui signifie qu’une partie d’entre elles est déterminée par chacun des collèges. Le ministère conserve toutefois la responsabilité de déterminer les objectifs et standards de chacun des programmes. Pour reprendre l’exemple du programme d’arts et lettres, l’ensemble des compétences est donc le même dans tous les cégeps qui offrent ce programme, mais les cours peuvent ne pas être les mêmes, et les compétences distribuées différemment dans les cours.
Avant 1995, les budgets étaient alloués aux cégeps au moyen d’enveloppes ouvertes, c’est-à-dire que les subventions étaient ajustées au gré des dépenses des cégeps. Depuis 1995, les enveloppes sont fermées et les budgets sont fixés a priori. Les institutions sont de plus tenues de respecter le déficit zéro. En somme, les Collèges n’ont pas le droit à des subventions supplémentaires provenant du gouvernement et n’ont pas le droit d’être déficitaires. En revanche, ils sont soumis à des réglementations budgétaires moins strictes et ont plus d’autonomie quant à la gestion de leurs finances. Les administrations locales ont notamment plus de liberté au niveau de la gestion du personnel et au niveau des sources supplémentaires de financement (par exemple, les Collèges peuvent trouver du financement au moyen d’ententes de partenariat avec des entreprises privées).
Avant la réforme amorcée en 1993, aucune vérification de la gestion interne et de la qualité de l’enseignement des cégeps n’était prévue.
Après avoir donné plus d’autonomie aux collèges, le gouvernement a mis en place un mécanisme d’évaluation externe et d’obligation de résultats. Les collèges sont en effet tenus de produire un plan stratégique et un plan de réussite et de diplomation. Ces deux plans obligent chaque collège à rendre compte devant la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial (CEEC) des objectifs et moyens mis en œuvre afin de bien remplir sa mission et rehausser la réussite au sein de son institution. L’atteinte des objectifs est évaluée par le collège même, par le biais d’une évaluation institutionnelle, laquelle est également remise à la CEEC.
La CEEC est un organisme indépendant possédant notamment un droit de recommandation au ministre et aux institutions. Elle s’assure de la validité de l’évaluation institutionnelle présentée par le collège.
Il est à noter que ces plans se construisent en fonction de la situation propre à chaque établissement. Chaque collège établit donc des objectifs qui lui sont propres.
L’habilitation consiste à donner le pouvoir aux cégeps de décerner leur propre diplôme, plutôt que ce soit le MEQ. Elle ferait en sorte que les diplômes n’auraient plus la même valeur pour un même programme d’une institution à l’autre. Elle est déjà intégrée à la Loi sur la Commission d’évaluation de l’enseignement collégial mais demeure non opérationnelle, parce que le MEQ attend l’évaluation par la CÉEC des premiers plans de réussite et des premières évaluations institutionnelles après l’instauration de l’obligation de produire un plan stratégique (incluant un plan de réussite) dans chaque institution. La plupart des cégeps en sont maintenant rendus à l’étape de l’évaluation institutionnelle.
Si l’on regarde de façon globale les changements apportés au réseau collégial jusqu’à aujourd’hui (excluant les dernières orientations ministérielles, qui ne sont pas encore mises en œuvre), on constate :
L’instauration de la concurrence entre les cégeps : Un élément important affecte les cégeps au moment de la réforme Robillard : une baisse des effectifs au collégial, qui sévit déjà depuis plusieurs années. Plusieurs institutions offrent les mêmes services (enseignement, orientation, services aux étudiants) qu’avant la baisse démographique, mais reçoivent moins de financement car ce dernier est proportionnel au nombre d’étudiants inscrits et d’étudiantes inscrites. De plus, ce financement est limité (fixé a priori) et les cégeps sont dans l’obligation de ne pas engendrer de déficit. Ceux-ci ont donc peu de marge de manœuvre pour, d’une part, maintenir une offre de services intéressante, et d’autre part, ne pas être déficitaires.
Il est noter qu’une offre de services intéressante attire la « clientèle » étudiante (par exemple, des bons « services aux étudiants », une vie étudiante intéressante). Dans un tel contexte, certains cégeps sont plus favorisés que d’autres : ceux qui n’ont pas vécu de baisse démographique très importante et qui peuvent par le fait même continuer d’offrir une certaine variété de services, ce qui attire la « clientèle » étudiante. Les cégeps sont donc placés dans une concurrence à la clientèle, une véritable lutte de survie pour plusieurs institutions.
Vient s’ajouter à cette situation l’obligation des cégeps d’améliorer la réussite et de prouver leur bonne gestion pédagogique et administrative, par la production d’un plan stratégique (incluant le plan de réussite) soumis à l’évaluation de la CÉEC. Les cégeps sont placés dans un contexte d’obligation de performance, auquel ils n’ont pas le choix de se plier dans l’éventualité de l’habilitation.
L’instauration des lois du marché dans les cégeps : Ces derniers agissent maintenant comme de véritables petites entreprises ils cherchent à rentabiliser leur offre de services ; ils ciblent des « clientèles » potentielles et font la promotion de leurs programmes d’études dans les services d’orientation des écoles secondaires correspondantes ; ils font la vaste promotion de leurs journées « portes ouvertes » ; ils cherchent à gagner en visibilité et tentent de rehausser l’image de leur institution... Il s’agit de comportements que l’on retrouve dans des compagnies à but lucratif. L’instauration des lois du marché dans nos cégeps est donc chose déjà faite.
Les cégeps ont depuis 1993 la possibilité de répartir les compétences dans les cours comme bon leur semble. Ils peut donc y avoir des cours différents pour un même programme d’une institution à l’autre, tant que les compétences acquises à la fin du programme sont les mêmes. Plusieurs cégeps utilisent ce pouvoir pour rendre leurs programmes d’études plus « attrayants » pour les « clients et clientes » potentielles. Les orientations ministérielles leur donnent encore plus de pouvoirs pour se faire la compétition du programme le plus « attrayant »...
Une forme de marchandisation des connaissances : Elle est incarnée par l’approche par compétences. Voici une citation de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), dont le Canada est membre :
« Dans la conception utilitaire [de l’enseignement], on traite l’étudiant comme un consommateur ou un client qui a des exigences et des besoins que les prestataires de services rivalisent à satisfaire. On peut dire qu’il s’agit de compétences ou de qualifications dont la possession est attestée par les certificats ou diplômes ; elles sont diverses mais convergent en général sur les débouchés du marché du travail. Le consommateur veut des compétences « vendables » et s’attend à les acquérir moyennant un minimum d’efforts, de coûts et de temps. » [1]
[1] OCDE, Redéfinir l’enseignement tertiaire, Paris, 1998